Skip to content

Fanon, le film : un symptôme français

À plus d’un titre, la production tardive mais française (un projet de biopic produit et réalisé aux Etats-Unis avait été abandonné), la distribution comme le succès du film de Jean-Claude Barny, Fanon, relèvent d’un symptôme effectivement bien français.

Succès versus ignorance

Lorsque vous parlez du film, y compris  en milieu a priori informé, nombreux sont ceux et celles qui n’ont pas entendu parler du biopic, centré sur la période algérienne de Fanon. « Qui ça ? » Fanon, Frantz Fanon. Ce n’est pas de l’indifférence, mais le symptôme de cloisonnements culturels d’où personne ne sort gagnant.

En face, le film, d’abord sorti dans seulement 70  salles (notamment exclu du réseau MK2, d’où une polémique très intéressante à suivre[1]), a gagné 37 salles supplémentaires en deuxième semaine (lorsque la majorité des films voient leur distribution se réduire après la première semaine). Un vrai succès. Car, ignoré des uns, Fanon est un héros, une figure emblématique de l’anticolonialisme pour beaucoup d’autres. Leur nombre et leur soif de transmission auront sans doute, autre symptôme, autre fracture, une fois de plus, une fois de trop, échappé aux réseaux de salles de cinéma qui l’ont dans un premier temps, marginalisé. Périphérie historique, périphérie culturelle. C’est bien pour cela que, depuis près de vingt ans, des historiens, intellectuels, associatifs soulignent, notamment, la nécessité de créer un musée de l’histoire coloniale.

Notre tribune, co-écrite avec Pascal Blanchard, Françoise Vergès et Nicolas Bancel, publiée en 2012 par Libération, en attestait : Un lieu pour mettre en contexte et en conversation ces passés, où croiser les mots et les représentations des « peuples autochtones », des esclavagisés, des colons, des penseurs, des travailleurs migrants dans les colonies, des travailleurs immigrés et de leurs enfants dans l’hexagone, des anciens combattants, des supplétifs des armées coloniales, des harkis, des rapatriés, des bagnards aux colonies, des nouveaux migrants… tous citoyens français, tous ceux sans qui la France ne serait pas la France. Un lieu pour inscrire l’histoire de la société française dans l’histoire globale. Un lieu innovant et nécessaire. Un lieu exemplaire. [2]

Il faut donc aller voir le film de Barny. Car cela traduit un mouvement, une exigence, et c’est très positif. De nombreuses rencontres-débats sont proposées. Allons-y, allez-y.

Maintenant, le film

Je ne prétends pas être un spécialiste de Fanon. Mais j’ai lu et relu tous ses écrits disponibles, rencontré à plusieurs reprises sa plus grande biographe, Alice Cherki (qui collabora dans son service et, à ce titre, apparaît dans le film), j’ai animé plusieurs rencontres sur Fanon et, pour cela, ai beaucoup lu, non seulement Fanon mais sur Fanon. Se réjouir de cette production et de son succès ne peut, ne doit empêcher d’analyser l’œuvre proposée. D’abord sa forme. Soigné par une photographie travaillée, le traitement du personnage de Fanon, et le choix très académique, assez planplan, de narration ne permettent pas d’appréhender l’ébullition intellectuelle qui caractérisait Fanon, une fulgurance qui a marqué tous ceux et celles qui l’ont rencontré. Dans La force des choses, Simone de Beauvoir parle ainsi de lui : Quand je serrais sa main fiévreuse, je croyais toucher la passion qui l’animait. Il communiquait ce feu ; près de lui, la vie semblait une aventure tragique, souvent horrible, mais d’un prix infini. Lors de notre première rencontre, Alice Cherki, psychanalyste, collaboratrice et biographe de Fanon, me confia [3]: « Fanon avait une relation douloureuse et passionnelle à la psychiatrie.  Les plus grands psychiatres et psychanalystes se sont d’ailleurs nourris de leurs propres démons, Fanon faisait partie de ceux-là. Sa relation avec l’Algérie a été très difficile : sa propre douleur rencontrait celle des colonisés, et parfois celle des militaires français (NDLR : Il est d’ailleurs curieux que le film ne s’attarde que sur un seul cas de pathologie : celui du lieutenant français, torturé par la torture). Sur ses derniers jours, poursuivit Cherki, il se confia à Beauvoir sur le violent rejet, parfois, de sa couleur et de son africanité, en Algérie aussi, ce qui, d’une certaine manière, mettait à mal son idéal  d’union des peuples colonisés. Ce confit a été source, lui aussi, de terribles douleurs intimes. »

Réciter Fanon ou le penser ?

Je n’ai pas reconnu dans le Fanon du film cet homme déchiré, et riche, sur-créatif de ses déchirements. Les extraits des textes cités dans le film (ils deviendront Les damnés de la terre,  préfacé par Sartre) apparaissent comme de trop simples équations qui encouragent davantage à « réciter » Fanon plutôt qu’à le penser, A + B =C, souffrance + colonialisme = souffrance coloniale. Or, les suppositions de Fanon, confirmées en convictions au fil de sa pratique, ont émergé d’un long process thérapeutique, de questionnements tourmentés, ramenés dans le film à des quelques considérations humanistes lorsque Fanon, hors question coloniale, a aussi été un praticien innovant, allant jusqu’à contester la pratique de l’internement. Si Barny évoque une célèbre théorie de Fanon – le colon, lui aussi, est enfermé dans  une fonction déshumanisante- la force subversive de ce propos, qui ne peut justement se traduire par quelques simples équations, n’y est que survolée.

Un homme en mouvement

Qui pourrait imaginer les possibles et probables évolutions de la pensée de Fanon, quand on saisit la fulgurance de l’homme, un penseur et praticien, décédé à l’âge de  36 ans ! Raison de plus pour ne pas le figer, ni le simplifier, mais bien inscrire sa pensée dans un mouvement – brutalement interrompu.

Pourtant, et je le répète malgré ces réticences importantes, le film a le mérite d’exister et cela n’a surement pas été facile. Il parle ainsi très bien des résonnances du travail de Fanon chez son confrère et sa consoeur, Alice Cherki, aussi du fait de leur judéité post shoah. Donc, oui, débattons-en, mais allez-y, allons-y.

[1] https://www.liberation.fr/checknews/le-film-fanon-est-il-boycotte-par-les-salles-de-cinema-et-notamment-le-reseau-mk2-20250409_BWP2LRRDLZEKNHNFCXJOJPY5ZM/?redirected=1

[2] https://www.marc-chebsun.com/1414/

[3] Publiée en 2010 dans feu Respect magazine.

Back To Top
Rechercher