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LILIAN THURAM «L’homme de couleur, une aberration !»

(Octobre 2011)

Une fondation, des livres, des interventions en milieu scolaire… L’ancien footballeur est toujours sur le terrain pour traquer le racisme. Droit au but : l’éducation.

Mes Étoiles noires (1) ont largement brillé chez les lecteurs…

Lors de mes tournées en librairies, j’ai eu face à moi une population multi-couleurs, toujours très étonnée de ce qu’elle avait appris dans le livre. Souvent, on me demandait d’en signer plusieurs : « Il faut absolument que je le fasse lire à mes enfants, à mes amis, à ma mère »… Certains se demandaient comment c’était possible de ne pas savoir, tout en ayant le sentiment d’être pourtant bien informés. Chacun de nous est éduqué par l’école, par la culture à laquelle on accède, par ce que les médias nous disent. Si on ne nous donne pas l’information, on ne peut pas savoir. En ce qui concerne les jeunes Noirs, j’ai eu le sentiment que ce livre les « soignait », qu’il leur apportait un vrai réconfort. Une manière de cicatriser un vide. J’espère que cet ouvrage ouvrira une voie au sein de l’Éducation nationale.

Le ministère a-t-il eu une démarche ?

Non, mais des professeurs utilisent le livre. Ils sentent que les enfants et les jeunes ont besoin de repères sur ces questions. La méconnaissance est le point de départ de tout préjugé. Beaucoup pensent encore que les populations noires n’ont rien découvert. Les enseignants ont besoin d’outils pédagogiques.

L’outil Nous Autres (2), produit par votre Fondation, est sorti en novembre 2010. Son utilisation a-t-elle été évaluée ?

La Casden et la MGEN, qui en sont partenaires, ont demandé aux professeurs un retour que nous attendons.

«L’idée est d’éduquer contre le racisme en comprenant les mécanismes qui le sécrètent ».

Cet outil montre que le racisme est avant tout une construction intellectuelle. On ne naît pas raciste, on le devient. Nous sommes allés dans des classes. Manifestement, les enfants sont déjà « contaminés » par la croyance en plusieurs races et en de nombreux stéréotypes. Il faut absolument que la société intègre quelques idées simples: il n’y a qu’une espèce, l’Homo sapiens, et la couleur de peau, la religion, le sexe ne déterminent en rien les qualités et les défauts de quelqu’un.

Repli dans de nombreux pays européens, obsession identitaire nationale, « débat » sur l’islam…

Le courage politique est-il suffisant pour contrer la tendance ? Nous traversons une grave crise économique. Et l’histoire veut qu’à chaque crise, un sentiment de peur s’empare de la société. La compétition entre les individus est de plus en plus présente ; il faut donc trouver des boucs émissaires. Quoi de plus facile que de s’attaquer aux différentes « minorités » ? À cela, il faut ajouter l’héritage de la pensée raciste qui façonne les inconscients. Comme les générations précédentes, nous devons dénoncer les injustices et insuffler une réflexion nouvelle sur la société.

Les « lignes de couleurs » sont encore très vivaces…

Évidemment. Prenons le terme que nous utilisons assez régulièrement, « la minorité visible ». On y retrouve des personnes de couleur non blanche, en opposition à la « majorité invisible » qui serait les personnes de couleur blanche. Mais le summum reste l’expression « homme de couleur », terme toujours utilisé en 2011. Les hiérarchies de couleurs qui placent l’homme blanc au sommet sont encore très vivaces, comme la croyance en la supériorité des hommes par rapport aux femmes.

Et l’exposition Exhibitions, l’invention du sauvage dont vous êtes commissaire général?

L’exposition met en lumière l’histoire de femmes, d’hommes et d’enfants venus d’Afrique, d’Asie, d’Océanie ou d’Amérique, exhibés en Occident à l’occasion de numéros de cirque, de représentations de théâtre, de revues de cabaret, dans des foires, des zoos, des défilés, des villages reconstitués ou dans le cadre des expositions universelles et coloniales. Un processus qui commence au XVIe siècle dans les cours royales et va croître jusqu’au milieu du XXe en Europe, en Amérique et au Japon. Peintures, sculptures, affiches, cartes postales, films, photographies, moulages, dioramas, maquettes et costumes donnent un aperçu de l’étendue de ce phénomène et du succès de cette « industrie du spectacle exotique » qui a fasciné plus d’un milliard de visiteurs de 1800 à 1958, et qui a concerné près de 35 000 figurants à travers le monde. Cette réalité explique pourquoi nos préjugés perdurent. Elle a formé la mentalité des intellectuels, des politiques, des populations de l’époque : « Ils ne sont pas comme nous, ce sont des sauvages. » Mais, aujourd’hui, arrêtez quelqu’un dans la rue, et parlez-lui des « zoos humains », la grande majorité ne connaît rien à ces histoires. En parler, c’est fournir des éléments de compréhension. Quand on commence à expliquer, les personnes sont atterrées. Elles demandent comment cela a été possible. C’est très positif que le musée du Quai Branly ait accepté cette exposition. Les musées doivent faire le pont entre notre présent et notre passé pour nous aider à comprendre la société dans laquelle nous évoluons.

Recueilli par Marc Cheb Sun

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