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Ne plus lier l’islam à un destin social

Entre médiatisation stigmatisante, Muslim pride, citoyenneté et dénonciation de  l’islamophobie, les jeunes musulmans font leur chemin. Une route diverse, parfois houleuse, contrastée et complexe mais porteuse d’énergie et d’inventivité. 

Un samedi encore estival, sur cette grande place melting-pot de l’Est parisien, des gamins jouent au ballon, des mamans discutent à l’ombre. Un groupe de jeunes jure abondamment sur la Torah. Perplexes, Sylvie et Ahmad, tous deux éducs’ dans le quartier, suivent le manège du coin de l’œil. « Les ados musulmans (on les appelle pour rigoler nos « muslim addicts ») ont lancé la mode, en jurant sur La Mecque et le Coran à tout bout de champ. Maintenant les jeunes juifs font pareil sur la Torah. C’est le quartier, ça fait voyager. » Éducateur depuis 20 ans, Ahmad connaît la chanson. « J’ai plein d’histoires plutôt marrantes. Les discussions à la cantine pour savoir si un œuf dur est halal (licite selon les règles islamiques) ou haram (illicite). On prend ça avec humour. Une bonne manière de désamorcer. Nous gérons des 12-14 ans : un âge où l’on n’est pas figé dans son évolution. On ne voit donc pas, a priori, l’obsession « muslim » comme définitive ou négative. Cela dit, il faut être attentif. Certains, vers 16-18 ans, se raidissent davantage, veulent imposer leur loi, se coupent des autres.  Lorsque des jeunes  ne voient plus la religion comme un complément, mais comme la base qui définit l’ensemble, il faut affirmer une autorité.»  Sylvie confirme : « Il y a une juste mesure à trouver. Encore faut-il pouvoir réfléchir et travailler dessus. Pas évident ! D’une part, nous sommes en sous-effectifs, d’autre part le religieux reste extrêmement tabou. Certains font dire tout et n’importe quoi à la laïcité. Comme d’autres le font avec la religion… » 

 

Islamophobie et solidarités absurdes. Beaucoup le constatent (enseignants, médecins, services sociaux…), les lectures «simplistes » de l’islam (halal ? Haram ?) ont le vent en poupe. L’artiste hip-hop Bams dit être souvent prise à partie sur le sujet lorsqu’elle anime des ateliers d’écriture en banlieue.  Mohamed Colin, de Saphirnews.com, raconte recevoir, sur son propre site, des messages de jeunes demandant à rencontrer des femmes « halal » ! « Ceux-là n’ont pas 12 ans, s’inquiète Yacine, étudiant en théologie dans le Sud-Ouest. Sans dramatiser, il est temps de réfléchir aux moyens d’infléchir la tendance. » Pour cela, il faut comprendre comment une certaine « islamisation des quartiers » a pu prendre corps. « C’est un cocktail de différents éléments. Ghettoïsation   ethnique et sociale ; échecs à traiter, non seulement le bâti, mais aussi l’humain dans les politiques de la ville, à construire des passerelles culturelles ; manque d’engagement des pouvoirs publics contre les discriminations… Au-delà des problèmes, le phénomène affirme aussi une identité à la fois française et musulmane », explique Hanane, responsable associative dans la banlieue de Lyon. La jeune femme, fortement impliquée auprès des filles, met en cause « la médiatisation constante de l’islam par les politiques, avec la volonté récurrente de légiférer sur ‘‘le problème musulman’’, lorsque des discriminations (bien plus massives que quelques centaines de burqas) mettent, elles, réellement en danger le lien social. » Et servent de leitmotiv aux intégristes qui dissertent à longueur de temps sur une « islamophobie » inhérente, selon eux, à la société française. « Un vrai fonds de commerce pour les visions radicales », assure  Yacine. Un rejet de l’islam souvent dénoncé, et pas seulement par des islamistes. Ainsi, le groupe Stop islamophobie réunis- sait sur Facebook quelque 30 000 membres avant que la page ne soit supprimée, sans explication, par le célèbre réseau social. Le collectif contre l’islamophobie en France a lancé un cri d’alerte entendu : « Tous unis contre l’islamophobie ». Des discours mesurés, responsables, qui dénoncent d’autres revers d’exclusion : antisémitisme, homophobie… Samia, 18 ans, étudiante, a rejoint ces groupes avec enthousiasme : « Je ne supporte plus cette dévalorisation permanente des musulmans. D’un autre côté, bon nombre de mes coreligionnaires sont dans une lecture assez paranoïaque du monde et de l’actu. Les deux marchent ensemble et se nourrissent l’un, l’autre. Il est temps de briser le cercle. » « Que les choses soient claires : je déteste la burqa et le niqab. Je les déteste. Et je déteste ces médias qui nous poussent à des solidarités absurdes », clame Hanane. Des solidarités absurdes… À force de concentrer l’attention sur des courants extrêmes, on pousse les musulmans à s’afficher comme un bloc uniforme.

Etre français et musulman. Pour le rappeur Akhenaton, « les politiques devraient se pencher sur les vrais problèmes de la France : se retrouver autour de valeurs qui nous rassemblent plutôt que sur celles qui nous divisent. Si on avait demandé aux gens, dans le cadre du  débat ‘‘Identité nationale’’, de définir ‘‘un  musulman bien intégré’’, je suis sûr que la majorité aurait répondu : ‘‘Une personne qui boit du vin et mange du porc’’. Et non quelqu’un qui aime son pays, l’aide à se développer et respecte ses lois. Islam peut rimer avec français, tout comme juif ou chrétien. La France est un pays extraordinaire et cosmopolite, c’est ce qui doit rester sa force. » 

Lever la tête ! En réaction, une sorte de « Muslim pride» se manifeste désormais. Signe des temps :  chaque année, le rassemblement organisé par l’Union des organisations islamiques de France réunit près de 150 000 personnes, durant deux jours, à plus de 10 euros l’entrée. Et, contrairement à la Fête de l’Huma, sans star pour faire l’affiche. Qui dit mieux? La collection inventive de T-shirts éditée par le label Din Records  illustre cette tendance. Les slogans « Every day I’m muslim », « I’m muslim don’t panik » remportent un franc succès. Samia en est certaine : « Le développement des foulards est le signe évident d’une volonté de retrouver une dignité, face à l’acharnement politico-médiatique. Dans les quartiers, même celles qui ne le portent pas se justifient, de plus en plus, par un ‘‘Je ne suis pas prête’’ ». Samia déplore ce nouveau «politiquement correct » : « C’est un échec. La société française a fa- briqué cette forme absurde de résistance ». Absurde ? « Oui, dans le sens où l’on mixe tout dedans : identité, croyance, visibilité, résistance. Je ne trouve pas que le mélange des genres fasse progresser les individus. J’aimerais que l’on puisse porter le foulard – par simple conviction, sans en être discriminée à l’emploi ou au logement – ou bien le refuser, par conviction également, et en assumant ce refus. Sans que cela devienne enjeu d’intégration pour la société ou de fidélité pour les musulmans. » Selon Samia, Hanane ou Yacine, le mouvement Ni putes, ni soumises (et le fort engouement politico-médiatique qu’il a suscité) a contribué à renforcer une idée de rupture : « Cela a développé des amalgames qui n’aident pas les gens à se remettre en cause, soutient  Hanane. Au contraire, une sorte de solidarité frontale s’est renforcée, en développant l’idée du ‘‘nous’’ et ‘‘eux’’, allant parfois jusqu’à nier des évidences. Comme la nécessité de soutenir des filles, musulmanes ou pas, en recherche d’émancipation. » 

 Valoriser la diversité de l’islam  «Nous manquons de larges initiatives pour favoriser une transmission que des parents, pour différentes raisons (y compris avec la volonté d’élever de ‘‘bons Français’’) n’ont pu assurer. Il y a des demandes d’éducation religieuse. Et d’apprentissage de l’arabe. Les deux sont importantes, bien qu’à ne pas mélanger », remarque Jacqueline, enseignante en Seine-Saint-Denis. Pour répondre à ce besoin, Naïma M’Fadell, par ailleurs déléguée du préfet des Yvelines, crée à Dreux, en 2007, la Maison d’Averroès avec Rachid Benzine (auteur de Nouveaux penseurs de l’islam) et Olivier Roy : « La langue arabe est  généralement enseignée dans un cadre religieux. Pour nous, il est important de séparer les choses. Ouvrir un apprentissage désacralisé de l’arabe permet d’accueillir des enfants de tous les milieux et de toutes origines. Le but est de créer un espace de mixité sociale, d’ouverture culturelle et religieuse. Nous allons aussi mettre en place Les soirées d’Averroès, des rencontres pour déconstruire les préjugés. » Aux dernières nouvelles, la municipalité a refusé de subventionner l’activité, pourtant innovante, contrairement au vice- président du Conseil régional d’Eure-et-Loir. «Il faut valoriser la diversité de l’islam et transmettre aux plus jeunes un message qui s’appuie sur une réalité non médiatisée : il n’y a pas une seule manière d’être musulman, mais une très large palette qui permet à chacun de construire sa vie hors de schémas imposés et des lois de groupes », argumente Yacine. « L’islam ne doit pas se résumer aux cités. Il ne s’agit pas de fermer la porte aux quartiers, complète Hanane. Mais de dire à tous, jeunes des cités compris, que l’islam français ne doit plus être lié à un destin social. Il y a des  cadres musulmans, des artistes, des entrepreneurs, des étudiants, des classes moyennes, des féministes, des gays, des gens de toutes origines. Renouons le dialogue. Dénoncer l’islamophobie, c’est bien, mais pas suffisant. Nous avons du pain sur la planche! » 

Islam citoyen. Des initiatives existent. Mais, bien souvent, leur écho reste confidentiel. Parmi elles, les Scouts musulmans de France. « En 1991, lors de la première guerre du Golfe, le Cheikh  Khaled Bentounès fonde l’association. En pleine tension entre Orient et Occident, le but est de créer des ponts entre les différentes cultures et religions. Les SMF veulent permettre aux jeunes de se sentir à l’aise avec leur citoyenneté française, comme avec leurs origines », explique leur président, Yves Hajj Bernard. Dès 1993, l’association est reconnue par le ministère de la Jeunesse et des Sports. Après un passage à vide, malgré de belles initiatives, l’organisation reprendrait, selon Yves Hajj Bernard, du poil de la bête, revendiquant 3 000 adhérents. En réunissant juifs, chrétiens et musulmans, l’association Coexister veut donner un coup de jeune au dialogue interreligieux qui en a bien besoin. Pour cela, Coexister a lancé le Kif (Kulturel, interreligieux et fraternel) ou l’opération À sang %. « Nous avons fondé Coexister en janvier 2009 au moment de l’opération Plomb durci à Gaza. L’idée était d’éviter l’importation du conflit en France », explique Samuel. Des groupes existent à  Paris, Lyon et Saint-Denis de La Réunion. Des idées et de l’énergie, oui. Mais comment transformer massivement l’essai et décupler l’impact ? En puisant, peut-être, là où l’islam est enraciné dans le vivre ensemble. Sur l’île de La Réunion par exemple, rarement consultée dans nos débats très hexagonaux. Et pourtant riche de tradition, d’expériences et d’ouverture.

Pédagogie festive. À Paris, la création d’un Institut des cultures de l’islam, dans le quartier populaire de la Goutte d’Or, veut lier activités cultuelles et culturelles. La présidence de l’association a été confiée à Hakim El Karoui, fondateur du Club du XXIe siècle : « L’idée du maire est un endroit où l’on puisse parler d’islam sans polémique. ». « Les confréries soufies, qui souhaitent promouvoir une vision ouverte et spirituelle de l’islam, sont, parmi d’autres, très intéressées, rapporte la directrice de l’ICI, Véronique Rieffel qui veut aussi créer un lien avec les jeunes du quartier : cours d’arabe, enseignement sur les valeurs d’une religion qu’ils connaissent souvent mal même lorsqu’ils sont musulmans, ateliers slam et BD. Sa programmation des Veillées du ramadan rassemble concert électro et débats théologiques. À Marseille, l’Union des familles musulmanes organise l’Aïd dans la cité, une vraie fête citoyenne (et  religieuse) ouverte à tous, avec débats, conférences, ateliers, concerts… Les financements publics, après avoir longtemps hésité, ont finalement suivi, dépassant le tabou initial.  Un succès festif, éducatif et populaire. Sans, pour autant, faire tache d’huile dans toutes les grandes villes concernées… La reconnaissance de l’islam dans le paysage français est pourtant une urgence. « On ne peut avoir les bras ouverts que si l’on a la tête haute », nous rappelait l’écrivain Amin Maalouf dans son essai Les identités meurtrières

Marc Cheb Sun, Respect Mag, octobre 2010, « Musulmans de France »

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 Photos: France Kayser, Darnel Lindor. Dessin : ElDiablo.

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